ARTICLE DANS "LIBERATION" - LUNDI 28 AVRIL 2008Sercq. Le coup d’Etat des milliardaires Après leur guérilla juridique pour moderniser les lois de l’île anglo-normande, deux magnats de la presse anglaise s’attaquent à son développement économique et touristique.Envoyé spécial à Sercq et Guernesey EDOUARD LAUNET
A une trentaine de kilomètres au large du Cotentin, un petit royaume rural et fleuri est pris à l’abordage. Pas un coup de feu n’est tiré, pas une goutte de sang n’est versée : c’est un coup d’Etat démocratique que mènent depuis plusieurs mois deux richissimes Anglais, Sir David et Sir Frederick Barclay. A coups de millions de livres et de procédures judiciaires, ces frères jumeaux de 73 ans, propriétaires du quotidien The Daily Telegraph, conduisent leur offensive sur la jolie île de Sercq avec tant d’habileté que l’affaire n’a pour l’heure provoqué aucun remous, ni d’un côté ni de l’autre de la Manche.
Seigneur et sénéchalA peine moins exotique que le Bhoutan, plus calme en apparence que le Tibet, Sercq vit les derniers mois d’un (paisible) régime féodal. Depuis 1565, ce fief de 5 km2 posé sur les eaux froides de la Manche, entre Jersey et Guernesey, est placé sous l’autorité d’un seigneur, d’un sénéchal et d’une assemblée de «chefs plaids», pour la plupart non élus, qui édictent leurs lois aux 600 habitants (anglophones) de cette île sans voitures ni impôt sur le revenu.
Or, le 9 avril, la Couronne britannique - dont Sercq est une dépendance directe, l’île n’appartenant ni au Royaume-Uni, ni à l’Union européenne - a entériné une réforme de la Constitution sercquaise qui va mettre l’encombrant caillou plus en phase avec les normes démocratiques du XXIe siècle. En décembre, un scrutin composera un Parlement, avec cette fois 28 «conseillers», tous élus. L’île et ses habitants n’en continueront pas moins de vivre en marge du temps, sans luxe ostensible, avec leurs propres lois. Cette réforme n’est pas une surprise : elle était en germe depuis dix ans.
Depuis que les frères Barclay, résidents de Brecqhou, un îlot proche de Sercq et assujetti à ses lois, ont entamé une guérilla juridique pour faire plier les autorités de l’île (Libération du 18 octobre 2006).
Au nom des droits de l’homme ! Plus nouvelle est l’offensive économique et politique que mènent les jumeaux depuis l’été :
ils ont acquis un cinquième des terres de l’île, embauché 70 personnes (un tiers de la main-d’œuvre sercquaise), élaboré un projet de développement, lancé des chantiers de rénovation, un journal (Sark News) pour faire valoir leur point de vue, créé une fondation pour soutenir des projets locaux. Pourquoi cette OPA ? Que les «Barclay twins» cherchent-ils à faire en prenant le contrôle de ce bout de terre anachronique ?
Nous n’avons pu poser la question aux intéressés, qui vivent en reclus et refusent tout contact avec la presse. Mais d’autres parlent en leur nom.
David et Frederick sont des jumeaux monozygotes, nés en 1934 dans une famille modeste. Ils passent leur enfance dans le quartier populaire de Hammersmith (ouest de Londres) et
font peu d’études. A 20 ans, les voici décorateurs d’intérieur. Bientôt ils rachètent de vieux hôtels pour les retaper. Après avoir frôlé la faillite dans les années 70, David et Frederick construisent peu à peu un empire : hôtels, compagnie de navigation, chaînes de distribution, se révélant de redoutables manieurs d’affaires et amassant l’une des plus grosses fortunes du Royaume-Uni.
Ces conservateurs deviennent proches de Thatcher, dont ils louent le libéralisme économique.
La reine les anoblit en 2000 pour actions charitables. Les frangins investissent aussi dans la presse : The European (aujourd’hui défunt), The Scotsman et enfin en 2004 The Daily Telegraph, quotidien (ultraconservateur) de qualité, le plus diffusé en Grande-Bretagne.
Les Barclay n’en vivent pas moins dans une extrême discrétion, n’apparaissent jamais,
n’introduisent aucune de leur entreprise en Bourse, préférant les abriter au sein de holdings basées dans des paradis fiscaux comme les îles Vierges, les Bermudes et Jersey.
Eux-mêmes vivent entre Monaco, la Suisse et, donc, Brecqhou.
Cet îlot est racheté en 1993 pour un peu moins de 3 millions d’euros. Les Barclay veulent en faire un sanctuaire familial, pour eux et leurs quatre enfants. Ils y font construire un incroyable château néogothique d’un coût évalué entre 50 et 70 millions d’euros. Posséder leur Xanadu, vivre à l’écart du monde, de ses lois et de ses impôts : ils vont enfin pouvoir réaliser, sur ce caillou au statut incertain qui possède son propre drapeau et ses timbres, le rêve suprême du nabab.
Trust familialErreur ! Leur voisin le seigneur de Sercq, Michael Beaumont, se rappelle à leur bon souvenir pour un bête problème de succession :
les Barclay veulent transmettre leur îlot à un trust familial regroupant leurs enfants, alors que Sercq impose la règle de primogéniture mâle, héritée du droit coutumier normand. Les jumeaux iront jusque devant la Cour européenne des droits de l’homme contester cette règle archaïque selon laquelle seul le fils aîné hérite.
La Couronne britannique, sentant qu’il y a le feu à la maison, demandera à Sercq de réviser sa Constitution. Victoire des Barclay, entérinée le 9 avril donc.
Mais les rebelles ne sont toujours pas satisfaits :
ils veulent aussi que les rôles du seigneur et du sénéchal (non élus) soient redéfinis et ont pour cela engagé des recours devant diverses juridictions. Exemple : «Le seigneur préside l’assemblée des chefs plaids. C’est comme si, à Londres, Elisabeth II dirigeait les débats du Parlement !» s’offusque Gordon Dawes, porte-parole et avocat des Barclay à Guernesey. Quant au sénéchal, Reginald Guille, il cumule les fonctions de Premier ministre et de premier juge de l’île. «Depuis Montesquieu au moins, on sait qu’il faut séparer les pouvoirs», raille Dawes. Toutes choses insupportables pour les Barclay, self-made men qui se sont battus toute leur vie pour ne dépendre de personne et qui, parvenus au faîte de leur puissance, se retrouvent sous la coupe de deux hommes dénués de toute légitimité démocratique.
Plus encore que leur pouvoir,
les Barclay semblent craindre l’influence du seigneur et du sénéchal sur les habitants de l’île, où chacun se connaît
et où l’hérédité n’est pas un vain mot. Michael Beaumont, 81 ans, est le petit-fils de Dame Sybil, qui tint les rênes de l’île d’une poigne de fer pendant près de cinquante ans. Reginald Guille, 66 ans, est un descendant d’une des quarante familles qui se partagèrent Sercq en 1565. Ces deux hommes ont la confiance de la plupart des chefs plaids. «Notre système politique a été construit sur des siècles. Si des changements étaient opérés trop brutalement, le risque serait grand de voir tout l’édifice s’effondrer», plaide Guille pour défendre sa fonction et celle de Michael Beaumont, 22e seigneur de Sercq. C’est aussi l’avis de Jack Straw, lord chancelier et secrétaire à la Justice, qui s’est penché sur le dossier et a remis la réforme de la seigneurie et de la sénéchalerie à plus tard.
Alors les Barclay
(qui ne passent que quelques mois d’été sur Brecqhou et mettent rarement les pieds sur Sercq) ont décidé de lancer une offensive de charme en direction des îliens. Fin août, ils invitaient 70 Sercquais à venir découvrir leur îlot (strictement privé et vidéosurveillé), son jardin tropical, ses 160 000 arbres et arbustes fraîchement plantés, ses cours d’eau artificiels, son pub The Dog and Duck, fréquenté par la trentaine de jardiniers et de domestiques que les Barclay emploient.
Dès juillet, ils avaient expédié sur Sercq un homme de confiance, Kevin Delaney, entrepreneur qui travaille avec les Barclay depuis vingt-cinq ans (il a conduit la rénovation du Ritz à Londres, un des actifs des jumeaux). Sa mission : conduire des chantiers de réhabilitation sur toutes les propriétés, hôtels et boutiques rachetés ces derniers mois. La petite rue commerçante au centre de l’île - The Avenue - a changé de visage sur sa moitié droite, celle que possèdent les magnats : les magasins ont été retapés à grands frais et rétrocédés pour des loyers minimes à des locaux. Kevin Delaney, 50 ans, avoue avoir à sa disposition une enveloppe annuelle de 4,5 millions d’euros (sur une île dont le budget n’est que de 1,3 million !), et estime en avoir pour dix à quinze ans de boulot. Il résume l’ambition des Barclay pour Sercq :
«Faire de l’île une destination touristique plus attirante, avec des hôtels aux prestations de qualité, alimentés par l’agriculture bio de l’île, tout ceci en préservant l’aspect rural de l’île».
Un parcours de golf de neuf trous devrait tout de même voir le jour à proximité d’un nouvel hôtel.La population est profondément divisée. Les pro-Barclay se réjouissent de cette manne tombant sur l’île endormie, où le tourisme est en léger recul.
Les anti craignent un effondrement des coutumes multiséculaires et refusent que Sercq devienne «un nouveau Portmeirion», du nom du village de vacances gallois qui a servi de décor à la série le Prisonnier. Au centre, des gens, comme le membre des chefs plaids Paul Armorgie, qui ont d’abord vu d’un bon œil l’entreprise réformatrice des jumeaux mais qui s’inquiètent de son ampleur :
«Il est regrettable que les Barclay utilisent leur poids économique pour acquérir un poids politique.» Les maîtres de Brecqhou savent aussi manier le bâton.
La feuille Sark News, qu’ils distribuent gratuitement dans tous les foyers depuis septembre, déballe chaque mois le linge sale de l’île. Le numéro de mars a révélé qu’une trentaine de personnalités influentes, dont le seigneur et sa femme, acceptaient de servir de boîtes à lettres pour des sociétés offshore, notamment panaméennes, arrondissant ainsi leurs fins de mois de manière peu reluisante. Cette dénonciation des paradis fiscaux par les Barclay, c’est un peu l’hôpital qui se fout de la charité. Le seigneur n’a pas souhaité répondre à nos questions.
Motivation premièreA terme, précise l’avocat Gordon Dawes, l’objectif est de rendre Sercq plus indépendante, notamment vis-à-vis de la grande sœur Guernesey qui exerce certaines tutelles, notamment en matière de lois financières et criminelles. Voilà sans doute la motivation première des Barclay twins :
à défaut de pouvoir faire de Brecqhou le royaume autonome dont ils rêvaient, ils ont étendu cette ambition à toute l’île de Sercq. «Si les Sercquais se montrent incapables de se gouverner eux-mêmes, alors ils seront rattachés à Guernesey, prévient Gordon Dawes. Mais s’ils se montrent responsables, alors ils pourront profiter d’encore plus d’indépendance.»
Le deal proposé au fief anglo-normand semble clair : ou bien marcher avec les nouveaux Citizen Kane vers une utopie quasi libertarienne, en marge des Etats, ou rendre définitivement les armes face au XXIe siècle, en passant sous la coupe de Guernesey. La suite du feuilleton promet d’être édifiante.source : http://www.liberation.fr/transversales/grandsangles/323485.FR.php